Intitulé Éradiquer la pauvreté en regardant au-delà
de la croissance, ce rapport d’Olivier De Schutter, d’abord publié en
anglais puis traduit en français, esquisse une autre voie : celle d’une
prospérité partagée, fondée sur la justice sociale, la santé des personnes et
celle de la planète.
L’auteur démontre comment l’approche dominante de la
lutte contre la pauvreté, fondée sur la hausse infinie du PIB, conduit à la
destruction de l’environnement et à l’exacerbation des inégalités. Olivier de
Schutter plaide ainsi pour un changement de paradigme : imaginer une économie
centrée sur le bien-être collectif – le bien-vivre, la justice sociale et la
soutenabilité écologique.
Cette réflexion prolonge son travail récent, L’économie du burnout
(2025), qui analyse les effets négatifs et contreproductifs d’une course
effrénée à la performance sur la santé mentale et physique des travailleurs et
travailleuses.
I.
La « sainte croissance », un dogme hérité du
XXe siècle
Durant tout le XXe siècle, la croissance fut érigée en
objectif universel, aussi bien par la gauche que par la droite. Seules
divergeaient les recettes pour y parvenir : stimulation de la demande d’un
côté, climat favorable à l’investissement de l’autre.
Depuis la
crise pétrolière de 1973, cette croyance s’est encore renforcée : croître
semblait la seule manière de créer des emplois, financer les services publics
et réduire le chômage de masse. Ce contexte d’instabilité
économique a constitué un terreau fertile pour l’installation d’un
paradigme néo-libéral dont nous sommes les héritiers aujourd’hui.
Pourtant, dès les années 1970, des voix se sont
élevées pour en dénoncer les limites. Le célèbre rapport du MIT, The Limits
to Growth (1972), démontrait déjà que la croissance infinie est
incompatible avec les capacités finies de la planète.
L’idée que la croissance puisse, à elle seule, garantir le progrès social et
humain apparaît désormais obsolète.
II.
Les impasses écologiques, sociales et humaines de la croissance
Les limites écologiques : le mythe de la croissance
verte
La « croissance verte », en vogue ces dernières
années, promet de concilier expansion économique et préservation de
l’environnement. Elle repose sur l’idée qu’il serait possible de dissocier
l’augmentation du PIB de la hausse des émissions de CO2, grâce aux innovations
technologiques et à l’amélioration de l’efficacité énergétique.
Mais dans les faits, ce découplage n’est que relatif : la croissance économique
peut réduire le rythme d’augmentation des émissions, sans pour autant les faire
diminuer. Autrement dit, on pollue un peu moins vite, mais on continue de
polluer davantage.
Selon le GIEC et de nombreux économistes, ce
découplage reste partiel et temporaire. Il ne concerne que quelques pays
riches, et encore, seulement pour certains indicateurs environnementaux. Une
partie de cette performance apparente s’explique par les fuites de carbone :
les pays développés importent des biens produits ailleurs, transférant ainsi
leurs émissions vers d’autres territoires. Se dire « neutre en carbone » tout
en dépendant massivement de la production extérieure revient donc à délocaliser
la pollution plutôt qu’à la réduire réellement.
Pour ce qui est de l’échelle mondiale, la croissance
reste là indissociable d’une hausse de la consommation d’énergie, de la perte
de biodiversité, de l’épuisement des ressources non renouvelables et de la
perturbation des cycles dits « biogéochimiques ».
Ainsi, aucune économie fondée sur une expansion continue de la production et de
la consommation matérielle ne peut être véritablement “verte”.
Les dérives sociales et économiques
Herman Daly, l’un des pionniers de l’économie
écologique au XXème siècle, qui s’est entre autres intéressé au concept de
décroissance, a proposé le concept de « croissance antiéconomique » :
le moment où les coûts environnementaux et sociaux d’un point de PIB
supplémentaire dépassent ses bénéfices. À ce stade, la croissance devient donc destructrice
plutôt que bénéfique.
Selon lui, cette logique se manifeste par une série de
choix politiques contre-productifs : dérégulation du marché du travail,
privatisation des services publics, réduction de la fiscalité des entreprises
pour attirer l’investissement. Bref, ce à quoi nous assistons actuellement, que
ce soit en Belgique ou ailleurs.
Ces politiques, censées stimuler l’activité, fragilisent en réalité les
travailleuses et travailleurs, creusent les inégalités et rendent les biens
essentiels plus coûteux – accentuant ainsi la précarité et donc, le bien-être.
La machine économique répond alors à la demande solvable des plus riches plutôt
qu’aux besoins essentiels de la population. Les ressources rares sont orientées
vers des biens de luxe (jets privés, véhicules puissants) plutôt que vers le
logement social, la santé ou l’éducation.
Les effets humains et psychologiques : la société du
burnout
Au-delà des inégalités, la logique de croissance
permanente engendre une forme de mal-être collectif.
Tibor Scitovsky parlait déjà, dans The Joyless Economy (1976), d’une
économie du confort … sans joie ! En d’autres termes, une société où la
satisfaction des besoins matériels n’apporte plus de plaisir durable. Et les
neurosciences confirment cette intuition : la stimulation constante du circuit
de la dopamine (le neurotransmetteur du plaisir) neutralise la sérotonine, elle
liée au bonheur. Nous restons ainsi piégés dans une quête perpétuelle de
nouveauté et de performance, et ce en devenant de plus en plus malheureux…
Dans les sociétés où les inégalités sont fortes, cette
dynamique s’aggrave : la comparaison sociale devient permanente, générant
anxiété, isolement et stress.
Comme
l’ont montré Kate Pickett et Richard Wilkinson (The Spirit Level, 2009),
plus une société est inégalitaire, plus elle connaît de troubles de santé
mentale.
Anne Case
et Angus Deaton ont quant à eux décrit les morts de désespoir frappant
les classes populaires américaines, qui désignent les décès liés au suicide, à
la drogue ou à l’alcoolisme, traduisant la détresse sociale et psychologique
d’une partie de la population confrontée à la perte de sens, à la précarité
économique et à l’effritement des perspectives d’avenir. Autrefois soutenus par
le mythe de l’ « American Dream », ces individus
voient aujourd’hui leur statut social décliner, leurs emplois disparaître, et
leurs communautés se fragiliser (un terrain propice au désespoir et à
l’autodestruction). Cette perte de sens fait tristement écho aux constats
actuels dans notre pays, où les burnouts et autres maladies de longue durée ne
font que croitre depuis quelques décennies déjà.
La
croissance, censée garantir la prospérité, produit ainsi épuisement,
frustration et perte de sens.
III.
Les verrous institutionnels et culturels de la dépendance
à la croissance
Malgré ces constats, les sociétés contemporaines
restent prisonnières d’un modèle fondé sur la croissance. Selon Olivier de
Schutter, cette dépendance est entretenue par plusieurs verrous : économiques,
politiques, géopolitiques et culturels.
Les verrous macroéconomiques et financiers
Les États, massivement endettés, perçoivent la
croissance comme la seule manière de maintenir la soutenabilité de leur dette
publique.
Sans croissance, le poids du service de la dette devient insoutenable, ce qui
pousse les gouvernements à rechercher désespérément des points de PIB
supplémentaires, même au prix de politiques sociales ou environnementales
régressives.
Les verrous microéconomiques : la logique du rendement
La plupart des entreprises sont contraintes de croître
pour verser des dividendes à leurs investisseurs et conserver leur place sur le
marché.
Cette exigence structurelle enferme l’économie dans une logique d’expansion
perpétuelle, incompatible avec la soutenabilité écologique.
C’est pourquoi Olivier De Schutter plaide pour une généralisation de l’économie
sociale et solidaire, moins dépendante des impératifs de rentabilité à court
terme.
Les verrous géopolitiques : rapports Nord–Sud et
compétition fiscale
Les États entrent en concurrence pour attirer les
capitaux, abaissant leurs impôts sur les sociétés et dérégulant leurs marchés
du travail.
Par
ailleurs, les pays du Sud revendiquent, à très juste titre, leur droit au
développement. Cette croissance nécessaire doit toutefois s’émanciper de la
dépendance à la demande du Nord et reposer sur des modèles différents :
commerce Sud–Sud, renforcement de la demande intérieure et transition juste.
Les verrous culturels et psychologiques : l’imaginaire
du bonheur matériel
Le dernier verrou réside dans nos têtes.
Notre culture a assimilé le progrès et le bonheur à l’accumulation de biens et
à la consommation de nouveautés. Cette idéologie du progrès matériel entretient
le cycle de la surconsommation et empêche d’imaginer d’autres formes de
bien-être : qualité des liens sociaux, équilibre entre vie privée et travail,
contact avec la nature.
Déconstruire cet imaginaire suppose un travail collectif, associant
psychologues, éducateurs, artistes et médias, pour redéfinir ce que signifie
“vivre bien”.
IV.
Pour une prospérité sans croissance
Face à ces constats, un travail collectif est en cours
: la Feuille de route post-croissance, qui sera présentée à l’ONU en 2026.
Portée par un réseau de syndicats, d’ONG, d’universitaires et de gouvernements,
elle rassemblera plus de 160 propositions concrètes pour bâtir une société où
le bien-être ne dépend plus de la croissance du PIB.
Parmi les pistes explorées :
En guise de conclusion
Ces réflexions nous invitent à sortir d’un imaginaire
économique épuisé.
La véritable prospérité se mesure dans la capacité des sociétés à garantir à
chacun une vie digne, libre et soutenable pour chacune et chacun d’entre nous.
L’enjeu n’est pas seulement économique : il est culturel, démocratique et
profondément humain.
Si rien ne semble bouger malgré les mobilisations
syndicales, il ne faut pas se décourager, mais élargir les alliances,
intensifier la pression politique, mais aussi et surtout, travailler sur le
changement d’imaginaire collectif et construire de nouveaux récits.
Au travail !