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Vers une économie du bien-vivre :  repenser la prospérité au-delà du PIB

Vers une économie du bien-vivre : repenser la prospérité au-delà du PIB

Il y a un peu plus d’un an, un rapport présenté à l’ONU a remis en question l’un des dogmes les plus puissants de notre époque : et si la croissance économique n’était pas la solution à la pauvreté, mais une partie du problème ?

Publié le 28/10/2025
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Intitulé Éradiquer la pauvreté en regardant au-delà de la croissance, ce rapport d’Olivier De Schutter, d’abord publié en anglais puis traduit en français, esquisse une autre voie : celle d’une prospérité partagée, fondée sur la justice sociale, la santé des personnes et celle de la planète.

L’auteur démontre comment l’approche dominante de la lutte contre la pauvreté, fondée sur la hausse infinie du PIB, conduit à la destruction de l’environnement et à l’exacerbation des inégalités. Olivier de Schutter plaide ainsi pour un changement de paradigme : imaginer une économie centrée sur le bien-être collectif – le bien-vivre, la justice sociale et la soutenabilité écologique.
Cette réflexion prolonge son travail récent, L’économie du burnout (2025), qui analyse les effets négatifs et contreproductifs d’une course effrénée à la performance sur la santé mentale et physique des travailleurs et travailleuses.


 


I.                   La « sainte croissance », un dogme hérité du XXe siècle

 

Durant tout le XXe siècle, la croissance fut érigée en objectif universel, aussi bien par la gauche que par la droite. Seules divergeaient les recettes pour y parvenir : stimulation de la demande d’un côté, climat favorable à l’investissement de l’autre.
Depuis la crise pétrolière de 1973, cette croyance s’est encore renforcée : croître semblait la seule manière de créer des emplois, financer les services publics et réduire le chômage de masse. Ce contexte d’instabilité économique a constitué un terreau fertile pour l’installation d’un paradigme néo-libéral dont nous sommes les héritiers aujourd’hui.

Pourtant, dès les années 1970, des voix se sont élevées pour en dénoncer les limites. Le célèbre rapport du MIT, The Limits to Growth (1972), démontrait déjà que la croissance infinie est incompatible avec les capacités finies de la planète.
L’idée que la croissance puisse, à elle seule, garantir le progrès social et humain apparaît désormais obsolète.

 


 

II.                 Les impasses écologiques, sociales et humaines de la croissance


Les limites écologiques : le mythe de la croissance verte

La « croissance verte », en vogue ces dernières années, promet de concilier expansion économique et préservation de l’environnement. Elle repose sur l’idée qu’il serait possible de dissocier l’augmentation du PIB de la hausse des émissions de CO2, grâce aux innovations technologiques et à l’amélioration de l’efficacité énergétique.
Mais dans les faits, ce découplage n’est que relatif : la croissance économique peut réduire le rythme d’augmentation des émissions, sans pour autant les faire diminuer. Autrement dit, on pollue un peu moins vite, mais on continue de polluer davantage.

Selon le GIEC et de nombreux économistes, ce découplage reste partiel et temporaire. Il ne concerne que quelques pays riches, et encore, seulement pour certains indicateurs environnementaux. Une partie de cette performance apparente s’explique par les fuites de carbone : les pays développés importent des biens produits ailleurs, transférant ainsi leurs émissions vers d’autres territoires. Se dire « neutre en carbone » tout en dépendant massivement de la production extérieure revient donc à délocaliser la pollution plutôt qu’à la réduire réellement.

Pour ce qui est de l’échelle mondiale, la croissance reste là indissociable d’une hausse de la consommation d’énergie, de la perte de biodiversité, de l’épuisement des ressources non renouvelables et de la perturbation des cycles dits « biogéochimiques ».
Ainsi, aucune économie fondée sur une expansion continue de la production et de la consommation matérielle ne peut être véritablement “verte”.

 

Les dérives sociales et économiques

Herman Daly, l’un des pionniers de l’économie écologique au XXème siècle, qui s’est entre autres intéressé au concept de décroissance, a proposé le concept de « croissance antiéconomique » : le moment où les coûts environnementaux et sociaux d’un point de PIB supplémentaire dépassent ses bénéfices. À ce stade, la croissance devient donc destructrice plutôt que bénéfique.

Selon lui, cette logique se manifeste par une série de choix politiques contre-productifs : dérégulation du marché du travail, privatisation des services publics, réduction de la fiscalité des entreprises pour attirer l’investissement. Bref, ce à quoi nous assistons actuellement, que ce soit en Belgique ou ailleurs.
Ces politiques, censées stimuler l’activité, fragilisent en réalité les travailleuses et travailleurs, creusent les inégalités et rendent les biens essentiels plus coûteux – accentuant ainsi la précarité et donc, le bien-être.
La machine économique répond alors à la demande solvable des plus riches plutôt qu’aux besoins essentiels de la population. Les ressources rares sont orientées vers des biens de luxe (jets privés, véhicules puissants) plutôt que vers le logement social, la santé ou l’éducation.

 

Les effets humains et psychologiques : la société du burnout

Au-delà des inégalités, la logique de croissance permanente engendre une forme de mal-être collectif.
Tibor Scitovsky parlait déjà, dans The Joyless Economy (1976), d’une économie du confort … sans joie ! En d’autres termes, une société où la satisfaction des besoins matériels n’apporte plus de plaisir durable. Et les neurosciences confirment cette intuition : la stimulation constante du circuit de la dopamine (le neurotransmetteur du plaisir) neutralise la sérotonine, elle liée au bonheur. Nous restons ainsi piégés dans une quête perpétuelle de nouveauté et de performance, et ce en devenant de plus en plus malheureux…

Dans les sociétés où les inégalités sont fortes, cette dynamique s’aggrave : la comparaison sociale devient permanente, générant anxiété, isolement et stress.
Comme l’ont montré Kate Pickett et Richard Wilkinson (The Spirit Level, 2009), plus une société est inégalitaire, plus elle connaît de troubles de santé mentale.
Anne Case et Angus Deaton ont quant à eux décrit les morts de désespoir frappant les classes populaires américaines, qui désignent les décès liés au suicide, à la drogue ou à l’alcoolisme, traduisant la détresse sociale et psychologique d’une partie de la population confrontée à la perte de sens, à la précarité économique et à l’effritement des perspectives d’avenir. Autrefois soutenus par le mythe de l’ « American Dream »,  ces individus voient aujourd’hui leur statut social décliner, leurs emplois disparaître, et leurs communautés se fragiliser (un terrain propice au désespoir et à l’autodestruction). Cette perte de sens fait tristement écho aux constats actuels dans notre pays, où les burnouts et autres maladies de longue durée ne font que croitre depuis quelques décennies déjà.
La croissance, censée garantir la prospérité, produit ainsi épuisement, frustration et perte de sens.

 


 

III.              Les verrous institutionnels et culturels de la dépendance à la croissance

Malgré ces constats, les sociétés contemporaines restent prisonnières d’un modèle fondé sur la croissance. Selon Olivier de Schutter, cette dépendance est entretenue par plusieurs verrous : économiques, politiques, géopolitiques et culturels.

Les verrous macroéconomiques et financiers

Les États, massivement endettés, perçoivent la croissance comme la seule manière de maintenir la soutenabilité de leur dette publique.
Sans croissance, le poids du service de la dette devient insoutenable, ce qui pousse les gouvernements à rechercher désespérément des points de PIB supplémentaires, même au prix de politiques sociales ou environnementales régressives.

Les verrous microéconomiques : la logique du rendement

La plupart des entreprises sont contraintes de croître pour verser des dividendes à leurs investisseurs et conserver leur place sur le marché.
Cette exigence structurelle enferme l’économie dans une logique d’expansion perpétuelle, incompatible avec la soutenabilité écologique.
C’est pourquoi Olivier De Schutter plaide pour une généralisation de l’économie sociale et solidaire, moins dépendante des impératifs de rentabilité à court terme.

Les verrous géopolitiques : rapports Nord–Sud et compétition fiscale

Les États entrent en concurrence pour attirer les capitaux, abaissant leurs impôts sur les sociétés et dérégulant leurs marchés du travail.
Par ailleurs, les pays du Sud revendiquent, à très juste titre, leur droit au développement. Cette croissance nécessaire doit toutefois s’émanciper de la dépendance à la demande du Nord et reposer sur des modèles différents : commerce Sud–Sud, renforcement de la demande intérieure et transition juste.

Les verrous culturels et psychologiques : l’imaginaire du bonheur matériel

Le dernier verrou réside dans nos têtes.
Notre culture a assimilé le progrès et le bonheur à l’accumulation de biens et à la consommation de nouveautés. Cette idéologie du progrès matériel entretient le cycle de la surconsommation et empêche d’imaginer d’autres formes de bien-être : qualité des liens sociaux, équilibre entre vie privée et travail, contact avec la nature.
Déconstruire cet imaginaire suppose un travail collectif, associant psychologues, éducateurs, artistes et médias, pour redéfinir ce que signifie “vivre bien”.


 

IV.              Pour une prospérité sans croissance

Face à ces constats, un travail collectif est en cours : la Feuille de route post-croissance, qui sera présentée à l’ONU en 2026.
Portée par un réseau de syndicats, d’ONG, d’universitaires et de gouvernements, elle rassemblera plus de 160 propositions concrètes pour bâtir une société où le bien-être ne dépend plus de la croissance du PIB.
Parmi les pistes explorées :

  • la réduction et le partage du temps de travail ;
  • le renforcement de l’économie sociale et solidaire ;
  • la démocratisation de l’entreprise et l’alignement des modes de production sur les objectifs écologiques ;
  • une hiérarchie salariale fondée sur l’utilité sociale des métiers (!). 



En guise de conclusion

 

Ces réflexions nous invitent à sortir d’un imaginaire économique épuisé.
La véritable prospérité se mesure dans la capacité des sociétés à garantir à chacun une vie digne, libre et soutenable pour chacune et chacun d’entre nous.
L’enjeu n’est pas seulement économique : il est culturel, démocratique et profondément humain.

Si rien ne semble bouger malgré les mobilisations syndicales, il ne faut pas se décourager, mais élargir les alliances, intensifier la pression politique, mais aussi et surtout, travailler sur le changement d’imaginaire collectif et construire de nouveaux récits.

 

Au travail !

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