La contribution des entreprises à une économie post-croissance

En matière de transition écologique, beaucoup de choses se passent au niveau européen et international. Un grand nombre de textes pourtant intéressants ne sont pas traduits en français. C’est la raison pour laquelle la cellule RISE du CEPAG vous propose, ci-dessous, afin d’alimenter et d’élargir la réflexion, la traduction libre d’un article de Christian Felber, né à Salzbourg, et initiateur du mouvement international pour une économie du Bien commun. Il a donné des cours dans plusieurs universités et publié plus d'une douzaine d'ouvrages sur la réforme économique et la transformation holistique.


Les entreprises peuvent-elles contribuer à la décroissance ? L'économiste suisse Christoph Binswanger le nierait probablement. Selon sa théorie de la « spirale de la croissance », dans une économie de marché, le jeu des banques, du crédit et des entreprises provoque un entraînement systémique en faveur de la croissance. Un seul acteur peut s'écarter de ce modèle collectif, mais la dynamique du système en faveur de la croissance est irrésistible, selon ce dernier.

Dork Posse, partisan de la post-croissance, conteste cependant la théorie de Binswanger. La question qu’il pose est la suivante : « Comment les entreprises peuvent-elles contribuer de manière proactive, en tant que pionnières du changement, à une société post-croissance et surmonter ces déterminants de la croissance ? » Dans sa réponse, il affirme que les entreprises peuvent choisir la voie de la post-croissance et identifie selon lui trois motifs principaux.

  • Premièrement, la post-croissance en faveur de l'écologie relève d'une mission d'intérêt général et de la responsabilité collective des entreprises.
  • Deuxièmement, la résilience et la gestion des risques pour pouvoir survivre à long terme sont importantes.
  •  Troisièmement, une entreprise peut acquérir un atout concurrentiel et bénéficier de l'avantage du « premier arrivé » si elle contribue activement au changement structurel nécessaire.

Une entreprise peut-elle rester compétitive si elle réduit son impact écologique en termes absolus ? Des modèles pilotes d'entreprises post-croissance existent dans l'agriculture biologique, l'économie circulaire, le modèle « cradle-to-cradle » (du berceau au berceau), l'économie bleue, les tenants du convivialisme et bien d'autres encore.

De nouvelles matières premières à faible impact écologique sont utilisées. Parmi les exemples de nouvelles pratiques commerciales, citons la conception circulaire des produits, l'aide apportée aux clients pour qu'ils choisissent une variante dont l'empreinte écologique est plus faible ou un produit à plus longue durée de vie ou encore la possibilité de louer ou de revendre les produits.

Les experts en post-croissance Matthias Schmelzer et Andrea Vetter font référence, quant à eux, à certaines formes juridiques de société qui limitent la pression à la croissance, telles que les coopératives, la propriété par finalité (musées, écoles, théâtres, hôpitaux, ...) ou les organisations à but non lucratif, qui plaident pour la mise en commun des ressources et la démocratie économique.

Un autre exemple : l'entreprise de loisirs de plein air Patagonia a récemment annoncé qu'elle souhaitait faire de la Nature son actionnaire unique. Et si, à chaque étape stratégique, les décideurs étaient obligés d'écouter d'abord la Terre nourricière, avant de prendre en compte les autres parties prenantes ? Ce n'est que lorsque le « feu vert » est donné au sens propre que d'autres besoins se verraient pris en compte.

Cadre d'élaboration des rapports sur le développement durable

Certains outils de gestion du développement durable visent à réduire de manière absolue l'utilisation des ressources et à les optimiser. Le « Common Good Balance Sheet » (Bilan en termes de préservation du Bien commun) l'outil de référence du mouvement « Economy for the Common Good » (ECG) (Économie du Bien commun), précise : « En plus de concevoir des produits et des services plus efficients, il est essentiel de promouvoir une utilisation plus modérée de toutes les ressources (sobriété). En fin de compte, c'est le seul moyen efficace de réduire les impacts sur l'environnement à l'échelle de la société. » Les entreprises s’inscrivant dans cette logique se doivent de répondre à des questions telles que : « Dans quelle mesure le modèle d'entreprise est-il efficace ? Dans quelle mesure le modèle d'entreprise poursuit-il l'objectif de promouvoir une utilisation raisonnable ou modérée ? ».

Les entreprises obtiennent le meilleur score si « la promotion d'une consommation modérée constitue un élément clé du modèle d’affaires et de l’approche de l’entreprise en matière de relations avec les clients » et si « la gamme de produits ne contient que des biens et services qui soutiennent un mode de vie basé sur les principes de sobriété ». Dans le mouvement ECG, le réservoir de bonnes pratiques encadrant la façon dont une entreprise peut individuellement réduire la consommation globale de ressources et d’émissions s’étoffe constamment.

En Italie, un fabricant de meubles a modifié sa stratégie de relations avec la clientèle, passant de la maximisation du chiffre d'affaires à une « gestion éthique des relations avec la clientèle ». Outre la transparence de l'information, l'honnêteté, la recherche d'un retour d'information et la participation à la conception du produit, cette stratégie comprend un nouvel élément clé : lorsque des clients se présentent et demandent un certain produit, le vendeur a pour instruction de leur poser la question suivante : « Avez-vous vraiment besoin de ce produit, ou de quoi avez-vous vraiment besoin ? ». D'après les premières expériences, les réponses – et les solutions – sont très diverses.

  • Une réponse possible est que le client a vraiment besoin (ou veut) ce produit, mais pas tout de suite, peut-être dans un an.
  • Une deuxième réponse possible est qu'il a effectivement besoin d'un produit, mais pas celui demandé.
  • Une troisième option est que le client a besoin d'un produit qui n'est pas vendu par cette entreprise mais par une autre entreprise qui propose une offre adéquate. En tant que coopérative, cela ne pose aucun problème.

Au fil du temps, cette démarche se révèle d’ailleurs bénéfique pour le client et pour toutes les entreprises concernées, qui profitent des avantages de la coopération et des relations harmonieuses. Dans certains cas, le résultat de ce retour d'information a été que le client n'a besoin de rien ou, du moins, d'aucun produit du marché ; quelquefois, il souhaite juste quelque chose qui ne peut être acheté dans aucun magasin du monde : un visage amical, une oreille attentive, une bonne conversation pour instaurer la confiance.

Un autre exemple est celui de Grüne Erde en Autriche, une entreprise qui a « découvert » que le total de ses kilomètres de vol revenait à faire deux fois le tour du Monde par l'Equateur. En conséquence, elle a décidé de réduire à zéro le budget consacré aux transports aériens et d'investir une somme plus importante dans l'amélioration de la technologie de la vidéoconférence.

Preuves scientifiques

À ce jour, il existe plusieurs études scientifiques sur « l'effet de décroissance » du Common Good Balance Sheet. Une première étude empirique de la chaire ECG de l'université de Valence (Espagne) portant sur 206 entreprises candidates a révélé que « le modèle ECG va au-delà de toutes les approches commerciales précédemment décrites, car il donne la priorité à la création de valeur sociale et environnementale par rapport à la valeur économique (...) ». La plupart des entreprises européennes ECG ont déclaré avoir perçu un certain impact positif (social, environnemental ou économique) par rapport à la tendance moyenne de leur secteur d'activité. En conséquence, « le modèle ECG pourrait devenir la prochaine étape en matière de durabilité des entreprises puisqu'il complète les modèles préexistants et qu'il favorise ainsi le développement de modèles d'entreprise durables ». Un projet de recherche de trois ans mené aux universités de Kiel et de Flensburg a associé l'outil ECG à la théorie de la décroissance de Serge Latouche. Les auteurs en concluent que les entreprises qui appliquent l'ECG « poursuivent les stratégies de réévaluation, de reconceptualisation, de restructuration, de relocalisation, de réduction, de réutilisation et de recyclage proposées par Latouche ».

Combinaison avec des incitations systémiques

Certains peuvent encore être sceptiques quant à l'effet systémique absolu de ces changements, car nous connaissons bien l'effet rebond et l'absence de découplage absolu entre la croissance du PIB (Produit intérieur brut ) et l'utilisation des ressources ainsi que les émissions, par ailleurs. Les entreprises ne pourront pas parvenir à une décroissance systémique par leur seule initiative individuelle. Pour cela, la conception du système doit changer. Le modèle de l'ECG prévoit des incitations positives et négatives pour les entreprises en fonction de leur performance en matière de développement durable. C’est pourquoi, le CESE (Conseil économique, social et environnemental de l’Union européenne ) a demandé que la Commission européenne, dans le cadre de la nouvelle stratégie de RSE (Responsabilité sociétale des entreprises ), fasse un pas qualitatif afin de récompenser (en termes de marchés publics, d'accès aux marchés extérieurs, d'avantages fiscaux, entre autres) les entreprises qui peuvent faire preuve d'une performance éthique plus élevée.

Outre l'ECG, B. Corps et la Future Fit Foundation Standard proposent également un score quantitatif comparable dans leurs outils de rapportage en matière le développement durable. Concrètement, si une entreprise réduit son utilisation des ressources naturelles et ses émissions en termes absolus, et contribue ainsi à la stabilisation et à la protection du climat, elle pourrait payer moins d'impôts et bénéficier d'une priorité dans les marchés publics et les programmes de promotion économique ; les institutions financières pourraient être mandatées pour lui accorder de meilleures conditions. L’obtention d’un score positif minimum pourrait être la condition préalable à la cotation en bourse et à l'approbation des fusions et acquisitions par les autorités antitrust. Même l'accès au marché mondial pourrait être différencié en fonction de la note obtenue par le rapport de durabilité.

Une solution véritablement systémique réside dans le lien entre les niveaux micro et macroéconomiques. Dans un premier temps, un nouveau «  Common Good Product » (CGP) (Produit Bien commun ), qui mesure ce qui compte vraiment pour les citoyens, pourrait remplacer le PIB en tant que mesure du bien-être et du développement. Cet indicateur serait construit démocratiquement par les habitants d'un pays afin de bénéficier d'une forte légitimité politique. Selon les premiers résultats des études menées, les citoyens y intégreraient des qualités telles que la santé, la satisfaction de la vie, des relations épanouissantes, la cohésion sociale, la confiance, une distribution équitable des richesses, la participation politique, des écosystèmes stables ou la paix.

Le « tableau de bord » de suivi pourrait contenir 12 à 20 sous-objectifs, dont la réalisation serait mesurée par 1, 2 ou 3 indicateurs par sous-objectif. Il pourrait être agrégé en un seul chiffre afin de pouvoir comparer les performances du même pays au cours d’années successives ou les performances d'autres pays ayant les mêmes objectifs.

Une fois un tel indicateur, composé à partir du terrain, en place, les rapports de développement durable des entreprises pourraient s’y référer. Les agents économiques seraient donc amenés à contribuer alors directement aux objectifs globaux. Comme cité plus haut, les entreprises qui contribuent de manière plus conséquente aux objectifs de durabilité bénéficieraient de diverses incitations positives. En revanche, les entreprises peu performantes perdraient en rentabilité et en compétitivité.

Idéalement, la conception des marchés dans le cadre d'un véritable Green Deal européen (Pacte vert pour l'Europe)  devraient encadrer les entreprises de manière à ce que l'économie de l'Union européenne permette non seulement de renforcer la cohésion sociale et la répartition équitable des richesses, mais aussi de rester dans les limites écologiques de la planète et de contribuer ainsi à la protection des fondements de la vie sur la planète.

Lydie Gaudier
Coordinatrice cellule RISE


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